Réflexions sur un concept à géométrie variable : le groupe en droit du travail

Réflexions sur un concept à géométrie variable : le groupe en droit du travail

Aucun texte ne définit positivement le groupe: le juriste ne peut donc se référer qu’à des notions variables d’un droit à l’autre, ainsi qu’à une jurisprudence riche mais hétérogène.

Une définition négative du groupe par référence à des notions voisines (unité économique et sociale, groupements d’employeurs…) ou une définition purement économique apparaît rapidement décalée et/ou insuffisante.

Tenter de définir le groupe en droit du travail impose, assurément, de maîtriser les définitions de filiale, de participation, de contrôle, de comptes consolidés fixées par le Code de commerce (L233-1, L233-2, L233-3, L233-16) et de les dépasser puisque le juge social est presque toujours indifférent à la nature juridique des liens sociétaires. Identifier le groupe « social » implique, en effet, de régler plusieurs problématiques : la définition du groupe varie-t-elle réellement en fonction de la règle invoquée ? Le groupe est-il une notion passive réduite à un espace d’obligations spécifiques pour l’employeur et de droits pour le salarié ou est-il une notion active entendue comme une entité juridique autonome et directement responsable ?

 

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I- Le concept de groupe dans les relations collectives de travail ou la résistance relative du droit des sociétés.

Les relations collectives de travail empruntent essentiellement au droit des sociétés la notion de groupe et laissent bien plus de marge de manœuvre aux partenaires sociaux qu’au juge du travail.

 

A- Groupe et représentation du personnel

Au sein des groupes nationaux, un comité de groupe doit être mis en place par l’entreprise dominante dont le siège est sur le territoire français et les entreprises qu’elle contrôle au sens des articles L233-1 (filiale), L233-3 (contrôle) et L233-16 (comptes consolidés) du code de commerce, ou sur l’une desquelles elle exerce une influence dominante et dont elle détient au moins 10% du capital lorsque la permanence et l’importance des relations de ces entreprises établissent l’appartenance de l’une et de l’autre à un même ensemble économique : cette influence dominante est même présumée dans certains cas (L2331-1 du code du travail).

Cette même définition est reprise pour la mise en place du comité d’entreprise européen au sein des groupes transnationaux (L2341-5 du code du travail).

 

B- Groupe et négociation collective

Au sein des groupes nationaux, une convention ou un accord de groupe peut être conclu. De quel groupe s’agit-il puisque que l’article L. 2232-30 du code du travail énonce seulement que l’accord de groupe doit fixer « son champ d’application constitué de tout ou partie des entreprises constitutives du groupe » ? L’administration du travail se réfère à la définition applicable au comité de groupe alors qu’une partie de la doctrine privilégie la liberté contractuelle que semble offrir la rédaction générale de l’article L. 2232-30.

C’est ainsi qu’un distinguo peut être opéré entre, d’une part, le domaine d’application de l’accord et, d’autre part, les limites du groupe lui-même. Mais les négociateurs peuvent aller encore plus loin en définissant un périmètre d’application et un périmètre « d’influence » de l’accord :

  • pour le premier, les méthodes varient, certains recourent à l’établissement de listes d’entreprises tout en posant les modalités d’entrée ou de sortie de liste ; d’autres raisonnent en fonction de critères objectifs (notamment en pourcentage de participation);
  • pour le second, il s’agit d’étendre l’application de certaines dispositions à des tiers : c’est notamment le cas en matière de risques psycho-sociaux lorsqu’un mécanisme de détection permet d’identifier un stress subi par le salarié d’un prestataire ou d’un sous-traitant par exemple (par exemple accord EADS sur les RPS).

 

Au sein du groupe de dimension européenne ou internationale, les accords groupe conclus à ce jour portent pour l’essentiel sur les questions de mobilité ou de santé au travail. Mais l’on connaît toutefois la faiblesse juridique de ces accords qui n’entrent pas dans les prévisions de l’article 155 du Traité de Rome relatif aux accords entre partenaires sociaux et qui ne vise que les accords à caractère sectoriel ou plurisectoriel.

II- Le concept de groupe dans les relations individuelles de travail ou la prééminence de la jurisprudence sociale.

A- Groupe et exécution du contrat travail

a/ La rémunération

  • Les dispositifs collectifs de rémunération variable: la négociation annuelle obligatoire n’a pas été envisagée, à ce jour, au niveau du groupe (L2242-8 du code du travail). Par ailleurs, la négociation triennale dans les entreprises et les groupes de 300 salariés et plus ne vise pas directement les salaires mais seulement la stratégie de l’entreprise ainsi que ses effets prévisibles sur l’emploi et les salaires (L2242-15 1° du code du travail).

Le « groupe » est cependant envisagé en matière d’intéressement, de participation et de plan d’épargne d’entreprises (pour n’évoquer que les principaux dispositifs) qui peuvent être mis en place « au sein d’un groupe constitué par des entreprises juridiquement indépendantes, mais ayant établi entre elles des liens financiers et économiques » (L3344-1 du code du travail).

Cette définition large est affectée d’une restriction: « Les dispositifs d’augmentation du capital ainsi que de majoration des sommes versés annuellement par une ou plusieurs entreprises (…) ne peuvent s’appliquer qu’au sein d’un groupe d’entreprises incluses dans le même périmètre de consolidation ou de combinaison des comptes en application des dispositions suivantes: (…) 2° article L. 233-16 du code de commerce (…) ».

Les modalités alternatives de mise en place de ces dispositifs dans le groupe, le résultat ou la performance étant mesuré au niveau de ce dernier, sont également sources de complexité dans l’identification du groupe concerné :

  • participation : voie spécifique (L3322-6 du code du travail) ou dérogatoire (L3322-7 du code du travail) ou de droit commun (L2232-30 et s. du code du travail);
  • intéressement : voie spécifique (L3312-5 du code du travail) ou de droit commun (L2232-30 et s. du code du travail).
  • La rémunération variable individuelle: la Cour de Cassation a posé des principes souvent peu conciliables avec les impératifs et les règles de rémunération définies au niveau du groupe notamment international : d’une part, la fixation d’objectifs par l’employeur entre, sauf clause contraire, dans son pouvoir de direction à la double condition que cet objectif soit réalisable et connu du salarié en début d’exercice ; d’autre part, l’employeur doit communiquer les éléments permettant au salarié de vérifier la conformité de sa rémunération à la règle de détermination.

Aussi a-t-il fallu rappeler que :

  • toute rémunération est de source nécessairement normative et doit être payée intégralement même si la défaillance résulte, non de l’entreprise employeur, mais de la société mère (Soc. 14/10/2009) ;
  • le principe « à travail égal salaire égal » s’apprécie au niveau de l’entreprise et non du groupe (Soc 14/09/2010 n°08-44180). Il a été jugé qu’au sein d’une UES, cette appréciation était possible à condition que le personnel soit soumis à un statut collectif commun ou que le travail soit accompli dans le même établissement (Soc. 01/06/2005 n°04.42143 – Soc. 02/06/2010 n°08.44152).

b/ La mobilité du salarié intra groupe

Lorsque la mobilité du salarié au sein du groupe n’a pas été anticipée, deux situations peuvent se présenter:

  • en cas de modification de la situation juridique de l’employeur, le transfert du contrat travail s’opère, selon le cas, de manière légale ou conventionnelle. La CJUE a jugé que « le cessionnaire d’une entité économique appartenant à un groupe de sociétés peut être tenu de reprendre à son service des salariés contractuellement liés à une autre société du groupe et mis à disposition de l’entité ». (21/10/2010 affaire Heineken n°C-242/09)
  • lorsque l’employeur souhaite muter un salarié dans une autre filiale du groupe auquel il appartient, l’accord du salarié doit être obligatoirement obtenu (de manière tacite ou expresse selon que la cause est ou non économique et dans le respect des procédures idoines).

Or, la jurisprudence n’a toujours pas clairement tranché la question de savoir s’il s’agit d’une modification ou d’une novation du contrat travail par changement d’employeur. En pratique, il est important de préciser que le contrat de travail initial n’a pas été rompu mais seulement transféré et de prévoir une clause « de retour ».

Cette mobilité dans le groupe peut-elle être l’objet des prévisions contractuelles (clause de mutation ou de mobilité intra groupe) ? À cette question, la cour de cassation a répondu – protectrice du principe de libre exercice d’une activité professionnelle – qu’un salarié ne pouvait accepter par avance un changement d’employeur (Soc. 23/09/2009 n°07-44200): la rigueur de cette solution a pu surprendre au cas d’espèce puisque que la clause litigieuse stipulait que le salarié pouvait être amené à exercer ses fonctions dans toute autre société du groupe, la mise en œuvre de la clause devant donner lieu à la rédaction d’un nouveau contrat de travail auprès de la société d’accueil.

Enfin, cette règle semble transposable à un accord collectif sur la mobilité dans le groupe et ce, même si une clause « relais » était également prévue dans le contrat de travail.

B – Groupe et rupture du contrat travail

a/ Groupe et élément causal du motif économique: les règles sont désormais bien fixées et régulièrement rappelées par la jurisprudence en dépit de variantes dans la formulation :

  • les difficultés économiques: lorsque l’entreprise appartient à un groupe, les difficultés économiques doivent être vérifiées au niveau du secteur d’activité du groupe dont elle relève (Soc. 26/06/2012 n°11-13796 et 21/11/2012 n°11-13919).
  • la sauvegarde de la compétitivité: le bien-fondé de la réorganisation, qu’elle soit justifiée par des difficultés économiques ou par la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l’entreprise, s’apprécie au niveau du secteur d’activité du groupe auquel appartient l’auteur du licenciement (Soc 21/11/2012 n°11-18815).
  • les mutations technologiques: Soc 24/10/2012 n°11-23418 et 11-23420
  • la cessation d’activité de la filiale: Soc 18/01/2011 n°09-69199, 01/02/2011 n°10-30045 et 16/11/2011 n°11-40071

b/Groupe et obligations de reclassement :

  • Cause économique: en France, l’obligation de reclassement s’inscrit dans le groupe « social » : « Il appartient à l’employeur de rechercher s’il existe des possibilités de reclassement au sein du groupe parmi les entreprises dont les activités, l’organisation ou le lieu d’exploitation leur permettent d’effectuer la permutation de tout ou partie du personnel et de proposer aux salariés dont le licenciement est envisagé des emplois de même catégorie ou à défaut de catégorie inférieure, fût-ce par voie de modification de contrat travail, en assurant au besoin l’adaptation des salariés à l’évolution de leur emploi » (Soc.13/09/2006 n°04-43763 et 31/03/2010 n°09-65134)

Lorsque l’entreprise ou le groupe auquel elle appartient est implanté hors de France, l’employeur doit orienter ses recherches à l’étranger en fonction des vœux émis par les salariés préalablement interrogés (L1233-4-1 du code du travail- Circulaire CGT n°2001-3 du 15/03/2011).

L’obligation de reclassement ne pèse que sur l’entreprise du groupe qui licencie : il n’y a donc pas de solidarité au titre de cette obligation (Soc. 13/01/2010 n°08-15776).

Lorsqu’une procédure de licenciement est engagée simultanément dans plusieurs entreprises d’un même groupe, chacune d’elles offrent en priorité à ses salariés les postes disponibles. Ce n’est qu’à défaut d’aptitude du salarié ou de refus de sa part que l’employeur peut solliciter les candidatures des salariés des autres entreprises du groupe.

Arrêts récents sur ces questions : Soc.01/12/2010 n°09-68380, 13/01/2010 n°08-15776, 01/02/2011 n°09-69022, 13/12/2011 n°10-21475, 23/10/2012 n°11-13792.

  • Inaptitude physique: le reclassement est à rechercher dans le groupe qui répond à la même définition qu’en matière économique (Soc. 24/06/2009 n°07-45656) et, le cas échéant, au sein d’un GIE (Soc. 09/06/2010 n°09.10600), au sein des entreprises franchisées d’une même enseigne (Soc. 20/02/2008 n°06.45335), au sein d’une entreprise acquéreur dès que l’achat est annoncé (Soc. 08/04/2009 n°07-44842) ou au sein d’associations regroupées en fédération (Soc. 06/01/2010 n°08-44113).

La Cour de cassation a récemment réaffirmé les obligations du juge du fond qui doit procéder à une vérification concrète notamment de la justification du périmètre du reclassement et de la permutabilité du personnel :

  • 21/11/2012 n°11-23303 : « Qu’en statuant ainsi alors qu’elle avait par ailleurs constaté que l’employeur avait produit la liste des embauches intervenues au sein du groupe auquel il appartenait, faisant apparaître la disponibilité d’un emploi relevant de la compétence du salarié au sein de la société Landimat le 10 novembre 2008 à Rouen, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».
  • 21/11/2012 n°11-23629 : « Mais attendu qu’appréciant souverainement la valeur et la portée des éléments de preuve qui lui étaient soumis, la cour d’appel qui a retenu que l’employeur s’était borné à adresser aux sociétés du groupe un courriel circulaire ne comportant aucune indication relative notamment à l’ancienneté, le niveau et la compétence du salarié et ne justifiait d’aucune recherche personnalisée et loyale des possibilités de reclassement, a, sans être tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, légalement justifié sa décision ; »
  • 21/11/2012 n°11-18293 : « Mais attendu que l’avis du médecin du travail déclarant un salarié inapte à tout emploi dans l’entreprise ne dispense pas l’employeur, quelle que soit la position prise par le salarié, de rechercher les possibilités de reclassement par la mise en œuvre de mesures telles que mutations ou transformations de postes de travail au sein de l’entreprise et le cas échéant du groupe auquel elle appartient, la recherche devant alors s’apprécier parmi les entreprises de ce groupe dont les activités, l’organisation ou le lieu d’exploitation lui permettent d’effectuer la permutation de tout ou partie du personnel ; qu’il appartient à l’employeur de justifier du périmètre de reclassement et de l’impossibilité, à la date du licenciement, de reclasser le salarié tant dans l’entreprise que dans ce groupe; Et attendu qu’après avoir relevé que l’employeur, qui n’avait pas reçu lors du licenciement l’ensemble des réponses des sociétés interrogées par ses soins, ne démontrait pas en quoi le panel de soixante-quatre entreprises nationales qu’elle avait choisi d’interroger constituait le seul périmètre de l’obligation de reclassement alors qu’il s’agissait d’un groupe comportant cent quarante-six sites sur le territoire français et de nombreuses filiales à l’étranger, la cour d’appel, qui a constaté l’absence de recherche de reclassement, au sein même des services de l’entreprise, au besoin par la mise en œuvre de mesures telles que mutations, transformations de postes de travail ou aménagement du temps de travail, a, sans modifier l’objet du litige, légalement justifié sa décision. »

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On ne peut conclure ce tour d’horizon sans évoquer la notion de co-emploi qui apparait comme un élément perturbateur du concept de groupe. Si le groupe ne peut, en l’état actuel, être considéré comme débiteur direct d’obligations à la place de l’employeur, la caractérisation d’un co-emploi peut constituer une sanction devant le juge prud’homal du non-respect par la société mère ou dominante de l’autonomie de la personnalité morale de l’employeur. La jurisprudence abandonne le critère du lien de subordination pour retenir l’existence d’un co-emploi dans le groupe (au sens du droit des sociétés) lorsqu’existe cumulativement une confusion d’intérêts, d’activités et de direction. (Soc 28/09/2011 n° 10-12278 à 10-12325 et Soc 30/11/2011 n°10-22964). La société fille victime de pouvoir pourra alors aussi rechercher la responsabilité de droit commun de la société mère devant le juge civil (Civ 1re 26 octobre 2011 n° 10-17026  – CA Versailles 31/10/2011 n°10/00578 et T. com. Orléans 1er juin 2012 n° 2010-11170)…

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